Frankenstein à St Pancras
It was the best of times, it was the worst of times, it was the age of wisdom, it was the age of foolishness, it was the epoch of belief, it was the epoch of incredulity, it was the season of Light, it was the season of Darkness, it was the spring of hope, it was the winter of despair, we had everything before us, we had nothing before us, we were all going direct to Heaven, we were all going direct the other way.
Charles Dickens (A tale of two cities)
I. Une si vieille église, un si joli cimetière.
Cher Lecteur… Le savais-tu ?
St Pancras n’est pas qu’une gare pour l’Eurostar… La St Pancras Old Church, située à environ 400 m. derrière St Pancras international Station et la British Library se trouve être -semble t-il- un des lieux les plus anciens de culte chrétien en Grande Bretagne. Enfin, malgré quelques briques et tuiles d’époque romaine (IVe s.) et de la maçonnerie normande, nul n’en sait vraiment rien. Le site pourtant était déjà occupé dès le premier siècle par un camp roman – The Brill – incluant dans son périmètre l’enclos actuelle de l’Eglise, descendant le long des voix ferrées et dans le prolongement du mur Ouest de la Gare de St Pancras Intérnational et recouvrant jusqu’à Euston la moitié sud du quartier de Somers Town.
Le churchyard est aujourd’hui un petit parc coincé entre St Pancras Road et les voies ferrées. C’est un étrange oasis de verdure, qui présente de jour un aspect accueillant et tranquille et seules quelques dizaines de pierres tombales, rarement droites, sont dispersées dans un charmant désordre. Le jardin est lui-même inégalement entretenu et pelouses et buissons évoluant sous des arbres centenaires peuvent être coupés courts le long de certaines allées comme laissés à l’état sauvage à peine quelques mètres plus loin.
"A Mad day Out": Les Beatles posant en 1968 dans le parc de l'ancienne église de St Pancras
La nuit parfois, un épais et humide brouillard tapisse l’herbe et étouffe les éclairages voisins. Les pierres tombales prennent des allures mystérieuses et jouent à cache-cache derrière les ombres et la végétation. Ce lieu tout entier dégage alors un charme unique et invite encore les derniers passants à venir soupirer leurs rêveries avant de fermer ses portes et s’endormir.
Pourtant, l’atmosphère calme et reposante que ce cimetière offre à ses visiteurs dissimule en réalité une histoire chargée et douloureuse. Je suis venu dans ce cimetière, en explorateur candide, pour y chercher une histoire de fantômes ou un stéréotype anglais sur lequel pouvoir disserter, un petit conte qui me pousserait à sourire de l’irrationnel. J’y ai trouvé au contraire de véritables fragments de l’Histoire, ainsi qu’une Histoire de la littérature, des histoires lugubres, histoires d’amour, et des drames. Ces récits d’un autre temps me traversent encore à chaque fois que je touche ces pierres et glisse encore mes phalanges dans les creux des lettres qui y sont gravées. Je suis un explorateur aveugle lisant le braille de l’épopée d’une ville dont rien n’arrête la course effrénée vers le modernisme et l’oubli.
St Pancras Old Church in 1815. La rivière Fleet est aujourd'hui souterraine.
II. St Pancras et les résurectionistes.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, les cimetières londoniens souffraient de deux fléaux particulièrement évoqués à travers les faits divers de la presse et la littérature : la pénurie de place et les tristement célèbres body-snatchers ou ironiquement « Resurrectionists » . Les Résurrectionistes ne ressuscitent bien évidement personne mais déterre sans ménagement les derniers défunts afin de les revendre aux instituts de médecine environnants. Avant qu’une régulation autorisant les dons volontaires de corps à la science ne soit mise en place en 1832, seuls les corps des condamnés à mort, en moyenne 55 par ans, étaient « disponibles » alors que les « besoins » pouvaient alors s’élever jusqu’à à 500!
Londres devenait le théâtre d’un véritable business juteux de cadavres. Des témoignages écrits comme « Diary of a resurectionist 1811-1812″ ou bien en littérature, dans « A tale of Two Cities » (publié en 1859 mais dont le récit se déroule fin XVIII e s.) Charles Dickens voyait pourtant dans le cimetière de la St Pancras Old Church un véritable vivier pour Jerry Cruncher, le body-snatcher qui venait pécher des corps encore chauds. Même s’ils étaient pris la main dans le sac (ou plutôt « pris le bras dans le cercueil« ), les body-snatchers ne risquaient pas de grosses peines: les corps des défunts n’appartenant légalement à personne, ces vols n’étaient donc pas considérés tels quels.
La fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles fut une ère de bouleversements techniques et scientifiques sans précédent dans l’histoire. La découverte en 1790 par Giovani Galvani que les muscles du corps se contractent sous l’effet du courant électrique, le galvanisme, provoque indignations, fantasmes, questionnements scientifiques et philosophiques.
(Pour plus d’infos sur le sujet, je t’invite cher lecteur à te remporter à l’Addendum n°1 :
« Les apprentis sorciers » dans les commentaires ci-dessous – Âmes sensibles s’abstenir !)
III. Pénurie de place.
Le flâneur londonien pourra encore observer aujourd’hui comme le niveau du cimetière de St Pancras Old Church à l’instar de bien d’autres à Londres à proximité des églises se trouve considérablement élevé par rapport au niveau de la chaussée. La raison des ces élévations topographiques, parfois naturelles, ne s’explique dans d’autres cas pas autrement que par l’accumulation de sépultures durant des siècles.
Londres ne savait encore que faire de ses morts et les pires business – parfois profitables aux propriétaires d’églises – étaient alors pratiqués afin de se débarrasser de ses cadavres. Des milliers, parfois dizaines de milliers de cercueils furent entassés, selon les cas, dans des fosses anonymes.
St. Martin’s Church, measuring 295 feet by 379, in the course of ten years received 14,000 bodies. St. Mary’s, in the region of the Strand, and covering only half an acre, has by fair computation during fifty years received 20,000 bodies. Was ever anything heard of more frightful? But hear this: two men built, as a mere speculation, a Methodist Church in New Kent Road, and in a mammoth vault beneath the floor of that church, 40 yards long, 25 wide, and 20 high, 2000 bodies were found, not buried, but piled up in coffins of wood one upon the other. This in all conscience is horrible enough, but seems quite tolerable in comparison with another case.
A church, called Enon Chapel, was built some twenty years ago, by a minister, as a speculation, in Clement’s Lane in the Strand, close on to that busiest thoroughfare in the world. He opened the upper part for the worship of God, and devoted the lower – separated from the upper merely by a board floor – to the burial of the dead. In this place, 60 feet by 29 and 6 deep, 12,000 bodies have been interred! It was dangerous to sit in the church ; faintings occurred every day in it, and sickness, and for some distance about it, life was not safe. And yet people not really knowing the state of things, never thought of laying anything to the vault under the chapel.« London Day and Night by David »
W. Bartlett – 1852 |
L’église Saint-Martin, mesurant 90 m. par 115,5 a accueilli au cours de dix années 14 000 corps. Sainte-Marie-le-Strand, d’une surface d’un demi-acre, a reçu pendant une cinquantaine d’année 20 000 corps. N’a-t-on jamais rien entendu de plus effrayant? Mais écoutez ceci: deux hommes ont construit, comme une simple spéculation,une église méthodiste à New Kent Road, et dont le gigantesque caveau sous le plancher de 36 mètres de long, 22 de large, et 18 de haut, 2000 corps ont été retrouvés, non pas enterrés, mais entassés dans des cercueils de bois les uns sur les autres. Mais cette horreur semble encore tout à fait tolérable en comparaison avec une autre affaire.
La chapelle d’Enon fut construite il y a vingt ans par un pasteur, juste à des fins de spéculation, dans l’allée Clément tout juste à coté du Strand, une des artères les plus fréquentées au monde. Il ouvrit la partie supérieure pour le culte de Dieu, l’a consacrée et la Sépara par un simple plancher du cellier qu’il utilisa alors pour l’ensevelissement des morts. Dans ce lieu de 18 mètres par 9 et 6 de profondeur, 12 000 corps ont été inhumés! Il devenait trop dangereux de s’asseoir dans l’église; des évanouissements se produisaient chaque jour, et la maladie se répandait. Pourtant personne n’aurait jamais pensé qu’un tel caveau sous la chapelle puisse exister. |
George Godwin, architecte (rien à voir avec William Godwin cité plus bas), écrivait de St Pancras en 1854 (London Shadows).
St. Pancras’ ground is truly a distressing sight. The stones – an assembly of reproachful spirits – are falling all ways; the outbuildings put up on its confines are rent, and the paved pathways are everywhere disrupted, such is the loose and quaking state of the whole mass. The practice of pit-burial is still continued in this ground. When we were there last, we found a hole with six coffins in it, waiting its complement of about double that number. |
Le sol de St Pancras est d’un spectacle affligeant. Les pierres – une assemblée d’esprits rancuniers – s’écroulent de toute part. Les concessions sont toutes louées jusqu’à leur derniers retranchement et les allées pavées sont détruites tant est tremblante et instables l’état de cet amoncellement. Les inhumations en fosse publique sont encore pratiquées. La dernières fois que nous sommes venus, nous avons trouvé un trou avec 6 cercueils à l’intérieur attendant encore de doubler ce chiffre. |
IV. Confiture humaine, 1865-1867
La nouvelle, rutilante et très grecques nouvelle église de St Pancras consacrée en 1822 relégua au second plan l’ancienne jusqu’en 1848 lorsque de nouvelles restaurations lui donneront son apparence actuelle avec notamment sa tour déplacée au sud.
- Chantier de la Gare de St Pancras vu depuis le site du St Pancras old churchyard
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En 1862 et 1863, la Midland Railway Company fit l’acquisition des terrains de St Giles-in-the-Fields et de The Old St Pancras Church afin d’y faire passer sa nouvelle ligne de Train. Les négociations entre la toute puissante compagnie de train et le diocèse furent difficiles quand à la surface acquise, partage des responsabilités, dédommagements, déplacements des sépultures, remise en état et autres frais de maintenance.
La découverte, l’excavation, le déplacement de sépultures fût une besogne terrible et ingrate pour le jeune Thomas Hardy, architecte. Une fosse de 12 mètres de profondeur – entre autre – fut excavée, et l’on y retrouva plus de 7400 cercueils alignés et superposés les uns sur les autres. Thomas Hardy devenu plus tard un poète célèbre écrira :
O passenger, pray list and catch
Our sighs and piteous groans,
Half stifled in this jumbled patch
Of wrenched memorial stones!
We late lamented, resting here
Are mixed to human jam
And each to each exclaims in fear
I know not which I am!
(The levelled Churchyard)
Thomas Hardy |
Oh Passagers, priez et attrapez
Nos soupirs et gémissements pitoyables
A moitié étouffés dans ce bout de terrain retourné
De pierre tombales arrachées!
Nous pleurions à ceux qui reposent ici
mélangés tels une confiture humaine
et chacun s’exclamant dans la peur
Je ne sais pas lequel je suis !
(Le cimetière nivelé)
Thomas Hardy |
L'arbre -dit- de Hardy, rassemblant quelques-unes des pierre tombales déplacées, présente aujourd'hui un bien étrange mémorial à ces excavations.
V. Les Oubliés de l’Histoire.
Un cimetière de français en plein Londres?
L’histoire des cimetières londoniens est encore pavée des inégalités entre riches qui ont les moyens de s’offrir une place et pauvres éternellement anonymes et entassés, les pierres néanmoins inscrivent l’épigraphie des vagues d’immigration qui viennent, s’y enterre, et parfois s’y oublie.
Si accueillir des touristes français à Waterloo, cette gare baptisée en l’honneur de la défaite la plus célèbre de Napoléon, pouvait encore il y a quelques années poser quelques tensions à cette « entente -si- cordiale » que nous entretenons avec nos amis anglais, ce qui semble certain aujourd’hui c’est que l’emplacement à St Pancras relève encore d’une toute autre histoire des relations franco-anglaise. En effet, le quartier de St Pancras/Somers Town fut construit à la fin du XVIIIe s. sous l’impulsion d’un certain Jacob Leroux, émigré français, devenu le « Landlord » de ces friches. Quelques années plus tard, au début du XIXe, Somers Town accueillait déjà une importante communauté française ayant fui la Révolution. Phil Emery, consultant en archéologie pour Gifford (compagnie en ingénierie), nous apporte encore un peu plus d’explication dans le n° 88 Mai-Juin 2006 de la Revue « Archéology »:
Longtemps associé à la communauté catholique romaine de Londres, St Pancras est devenue le lieu naturel de repos pour les réfugiés de la révolution française. Ainsi en est-il des familles aristocrates et leurs domestiques fuyant l’escalade de la terreur (Septembre 1793-Juillet 1794), des migrants économiques tels que les artisans produisant des articles de luxe et dont le commerce à Paris s’était effondré. En outre, quelques 5000 prêtres refusant de signer le serment d’allégeance à la constitution civile du clergé, et craignant la déportation vers la Guyane française,ont également demandé l’asile. Beaucoup d’entre eux se sont installés dans Somers Town et Bloomsbury, et plusieurs centaines sont connus pour avoir été enterrés à St Pancras .
De 2002 à 2003, afin de laisser passer la nouvelle ligne d’Eurostar, archéologues et agents spécialisés ont dû exhumer pour une seconde fois de son histoire une parcelle importante du cimetière. Cette fois-ci, plus de 1300 sépultures furent recensées, répertoriées parmi lesquelles les restes de plus de 715 défunts ont bénéficié d’une analyse ostéologique complète. Ces fouilles archéologiques ont évidement révélé la présence de nombreuses tombes avec des inscriptions en français, dont, pour les plus notables: 3 aristocrates et 2 prélats.
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Photos 1& 2: Fouilles archéologiques 2002-04 en vue de la construction de la nouvelle ligne Eurostar.
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Photo 3: Un dentier « Made in France » en porcelaine de Sèvres ayant appartenu à Arthur Richard Dillon (1721–1806), Archevêque de Narbonne). Les restes de l’homme d’Eglise furent renvoyés en France, mais pas ce petit bijou de technologie bucco-dentaire qui repose désormais au « Museum of London ».
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On peut encore trouver dans les registres d’autres expatriés français d’avant et après la Révolution dont le très célèbre et mystérieux Chevalier d’Éon (diplomate et espion – travesti – pour le conte de Louis XV – 1728-1810) ainsi que Simon Francois Ravenet (artiste graveur – 1706-1774). Les noms de quelques uns de ces aristocrates et artistes français sont mentionnés et gravés dans le granite du mémorial du cimetierre: The Burdett-Coots memorial sundial.
VI. Une poignée de Very Important People
Là sont encore enterrés – quelque part – ou demeurent encore les pierres tombales de:
– Sir John Soane (1753-1837) architecte, dont l’influence sur le classicisme britannique fut majeure. Sir John Soane a dessiné la tombe qu’il partage avec sa femme. Le monument inspirera plus tard Giles Gilbert Scott’s l’architecte des célèbres cabines téléphoniques rouges.
Sir John Soane's monument as seen by Giles Gilbert Scott
– Johan Christian Bach (1735-1782), compositeur allemand, fils de Jean-Sebastian Bach
– William Franklin (1731-1813), fils de Benjamin Franklin, dernier gouverneur colonial du New Jersey.
– John Flaxman (1755-1826), Sculpteur-Dessinateur néo-classique.
– Karl Friedrich Abel (1723-1787) – Musicien,considéré comme le dernier grand virtuose à la Viole de Gambe (un de mes instruments préféré après la guitare électrique « évidement »)
Enfin et surtout furent enterrés à cet endroit le fascinant et peut-être le très populaire Clan Godwin parents de Mary Shelley : auteur de Frankenstein…
VII. Le clan Godwin-Wollstonecraft… Imlay…. Clairmont…. Shelley.
Tout bon(ne) étudiant(e)s en philosophie, histoire politique, ou histoire du féminisme aura entendu parler aujourd’hui de William Godwin et de Mary Wollstonecraft. (Non ?)
William Godwin (1756-1836)
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Mary Wollstonecraft (1759-1797)
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William Godwin, fils d’un pasteur dissident, devenu lui même pasteur et non-conformiste, puis pasteur déçu, écrivain, philosophe, journaliste, considéré comme un des ancêtres de la mouvance anarchiste. Ses deux ouvrages les plus célèbre « Enquête sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur en général » (1793) et encore le roman « Les Choses telles qu’elles sont, ou Les Aventures de Caleb Williams » (1794) laisseront une empreinte majeure dans l’histoire de la pensée politique.
Mary Wollstonecraft, importatrice des idéologies des lumières et de la Révolution Françaises en Angleterre et auteur des « Lettres écrites en Suède, en Norvège et au Danemark » (1796) et de « Défense des droits de la femme » (1792), encore enseigné dans les universités anglaises, est souvent considérée – du moins en Angleterre – comme la fondatrice du féminisme. Mary Wollstonecraft, était une femme unique en son genre, belle, farouche, indépendante. Loin du rôle que le mode de vie et l’étiquette de la société britannique voulait lui assigner, sa vie, avant même de connaître William Godwin était déjà celle d’une femme qui avait déjà voyagé à travers toute l’Europe. Elle avait encore déjà connu un amour passionné avec Gilbert Imlay, un américain rencontré en France durant la Révolution et dont elle eut un enfant illégitime.
L’histoire tournant mal, et après plusieurs tentatives de suicide, Mary entra de nouveau dans les cercles politiques et littéraires et s’y laissa séduire par William Godwin. Bien que ce dernier était connu pour sa plaidoirie en faveur de l’abolition du mariage, ils se marièrent le 29 mai 1797 à la Old St Pancras church, et s’installèrent à « Polygon Road » dans le petit Quartier de Somers Town adjacent. Leur mariage fût heureux mais tragiquement court : une dizaine de jours après la mise au monde de la petite Mary le 30 août 1797 l’auteur de » A Vindication of the rights of women » mourut des suites d’une septicémie. Mary Wollstonecraft Godwin (Mère) fût inhumée au cimetière de St Pancras.
The Polygon, Somers Town, in 1850. Illustration from Old and New London by Edward Walford
William se remaria alors avec Mary-Jane Clairmont en 1801 et le clan présentera dès lors un bien étrange modèle de famille recomposée incluant William Godwin, Mary-Jane Clairmont, Fanny Imlay (première fille de Mary Wollstonecraft), Mary Wollstonecraft Godwin (future Mary Shelley), Claire et Charles Clairmont (Enfants de Mary-Jane Clairmont, incertitudes sur le(s) père(s) ).
Ces relations familiales complexes avec, entre autre, une mère « biologique » absente et un père pour lequel son amour qu’elle qualifia de « romantique et excessif » détourné par une belle-mère méprisante furent déterminantes dans la construction identitaire de Mary. La rencontre de 1814 avec le poète Percy Bysshe Shelley, venu initialement à la rencontre des Goldwin pour son admiration de William allait alors être décisive.
– Le 5 mai : 1814 Percy et Mary se rencontrent – le 26 juin : se déclarent leur amour sur la tombe de la Mère de Mary à St Pancras – 6 Juillet : Percy, bien que déjà marié, père d’un enfant et bientôt d’un second, demande la main de Mary à William Godwin, ce dernier refuse – 28 juillet : Percy et Mary, accompagnés de Claire Clairmont demi-sœur cadette s’évadent pour la France.
Lover's Seat - Frith William Powell - Private Collection
Percy Bysshe Shelley & Mary Godwin « romping » at the Old St Pancras Churchyard
Les amours libres et tumultueuses entre Mary, Percy, Claire, Lord Byron (Poète, aventurier, Dandy), Thomas J. Hogg (ami de Percy) laissèrent néanmoins cruellement des proches tels que Fanny Imlay, demie-sœur de Mary, et Harriet Westbrook, première femme de Percy Shelley, en proie au suicide.
VIII. The Old St Pancras churchyard: Le Paradis Perdu de Mary
La petite Mary Wolffstonecraft Godwin (fille) ne manqua non plus pas de développer un amour, de la culpabilité, ainsi qu’une fascination extrême pour cette mère qu’elle n’a jamais connue. Cet esprit qui la hante, l’habite et vit en elle en la poussant sans cesse à s’émanciper d’un carcan familial, toujours de plus en plus exiguë pour ses aspirations. La tombe de sa mère à quelques pas du domicile familial n’est pas moins que le seul lieu, le seul échappatoire où Mary pourra rêver à une autre vie qui, à l’instar de sa mère biologique, se voudra libre, remplie de voyages et comblée de passions même douloureuses.
The grave monument for William Godwin and Mary Wollstonecraft at St. Pancras Old Churchyard - (c) Sven Klinge) |
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Pour Mary qui a évoqué Milton comme une des principales inspirations de Frankenstein, et en tant que lieu où ses parents se sont mariés, et où sa mère repose, l’église et le cimetière de St Pancras sont de fait le Paradis perdu de Mary, celui d’une vie qu’elle n’a jamais eu, avec une pierre tombale en guise d’arbre de la connaissance. Le cimetière de St Pancras, ce lieu où les morts s’amoncellent, cet endroit où les Résurectionistes se livrent parfois à leur sinistre office, à quelques pas duquel Mary passa les 16 premières années de sa vie, ce lieu qu’elle aime tant est à la fois un lieu de quiétude, de plaisirs et de tourments, de malédiction et de rédemption et d’où il fallu fuir après y avoir fait l’amour – dit-on : pour la première fois.
Pourtant, Mary ne peut l’ignorer, son paradis est voué lui-même à disparaître et laisser place à un Londres toujours plus ogre et babylonien, asphyxiant davantage année après année les lieux de son enfance et autours desquels l’appel prométhéen d’une révolution industrielle en marche ne peut ralentir l’arrivage incessant de la paupérisation. Si la paroisse de St Pancras et le quartier adjoint de Somers Town étaient encore jusqu’à à la fin de XVIIIe siècle jonchés de belles résidences, ce paradis tourna en l’espace de quelques décennies en un enfer de « Slum houses« . Les promesses d’un avenir meilleur où sciences et techniques seront dit-on encore : au service de l’homme, dévoile déjà à Mary leurs cotés obscurs.
St Pancras Old Church and "the Adam and Eve Tavern", London, 1830. Artist: EH Dixon |
Paradis Perdu,
Mary Shelley se projetant dans sa Créature:
Parfois, je laissais mes pensées sortir des sentiers de la raison et errer parmi les jardins du paradis, et j’imaginais que de charmantes et aimables créatures sympathisaient avec moi et m’arrachaient de mes ténèbres, tandis que des sourires de consolation irradiaient leur visage angélique.
[…]
Il reste que « Le Paradis perdu » me marqua d’une tout autre manière. Je le lus comme j’avais lu les autres livres qui m’étaient tombés entre les mains – comme s’il s’agissait d’une histoire vraie. Il m’inspira tout l’étonnement et toute la stupeur que peut inspirer un dieu omnipotent parti en guerre contre ses créatures. Et il m’arrivait souvent de comparer, certaines des situations décrites avec celles que je vivais. Comme Adam, je n’étais à première vue lié à personne dans l’existence. Mais, sur bien d’autres points, son cas était différent du mien. C’était une créature parfaite, heureuse et prospère, […] alors que moi j’étais misérable, démuni et seul.
Frankenstein ou le Prométhée moderne
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En juin 1824, à la date anniversaire de leur déclaration d’amour avec Percy Bysshe, Mary Shelley, désormais connue, veuve depuis 2 ans, retourna au cimetière de St Pancras et écrira dans son journal:
Eng.: That churchyard with its sacred tomb was the spot where first love shone in your eyes – My own love – we shall meet again – the stars of heaven are now your country & your spirit drinks beauty and wisdom in those sphere – I, beloved, shall one day join you – Nature speaks to me of you – in towns & society I do not feel your presence – but there you are with me, my own, my unalienable. I feel my powers again – & this is of itself happiness – the eclipse of winter is passing from my mind – I shall again feel the enthusiastic glow of composition – again as I pour forth my soul upon paper.
Fr.: Ce cimetière et son tombeau sacrée est le lieu où le premier Amour brilla dans vos yeux – Mon amour – nous nous reverrons – les étoiles du ciel sont à présent votre pays et votre esprit s’abreuve de beauté et de sagesse dans ces sphères. Mon amour, je vous rejoindrai bientôt – la nature me parle de vous – (alors que) dans les villes et en société je ne ressens rien de votre présence – mais vous êtes ici à moi – mon inaliénable – Je retrouve ma force – et c’est bonheur en soi – l’éclipse de l’hiver s’efface de mon esprit – Je ressens encore l’enthousiaste lueur de la composition – une fois de plus, déverse mon âme sur le papier.
IX. Mary « Frankenstein » Shelley.
« Frankenstein ou le Prométhée moderne » est tout sauf une simple fiction gothique et Mary Shelley y rassemble ses propres tourments et les joint aux questions scientifiques et tensions propres à sa vie et l’ère de son temps.
C’est dans l’introduction de son roman que Mary crée une véritable mythologie de sa préhistoire en racontant comment l’idée de ce monstre lui est venue. Tout aurait commencé en été 1816 lors d’une soirée dans la résidence Diodati en Suisse chez Lord Byron. Ce dernier avait invité Mary et Percy, Claire Clairmont ainsi que son médecin John Polidori à venir passer l’été. C’était un été orageux, « a year without summer » , l’éruption du Mont Tombora aux Philippines l’année précédente avait crée des dysfonctionnements météorologiques jusqu’en Europe et les convives trompaient leur ennui par quelques libertinage licencieux qui attirait tout un voisinage inquisiteur à leur fenêtres. Mais lorsqu’ils ne cédaient pas à leurs pulsions et aux folâtreries, ils partageaient des conversations sur les dernières études en Galvanisme, ainsi qu’en se racontant des histoires de fantômes du folklore allemand. C’est lors d’une de ces longues nuits blanches qu’ils se décidèrent d’écrire à leur tour leurs propres histoires à se faire peur. Mary, soucieuse de vouloir impressionner Shelley et Byron fût d’abord incapable d’écrire quoique ce soit, mais quelques jour plus tard. Le monstre lui apparut en rêve.
From the midst of this darkness a sudden light broke in upon me
(Journals of Marry Shelley)
La vie entière de Mary Shelley fut jalonnée de souffrances subies mais aussi fantasmées. L’impuissance humaine face à la mort mène à son acceptation, et parfois, à l’instar de Mary et Percy Shelley, elle conduit à développer une irrésistible fascination pour l’inévitable fin. La recherche du sens a conduit les Shelleys a trouver de la beauté dans le tragique et l’absurde. La mort de Mary Wollstonecraft en premier lieu, les body-snatchers, les décès prématurés de 4 de ses 5 enfants, le suicide de Fanny Imlay, ses propres tentatives de suicide ainsi que celles de Percy, tout conduisit Mary Shelley à faire de ses souffrances un art en dépeignant « Frankenstein, ou le Prométhée moderne« .
La “créature” présente ainsi un véritable portrait robot de l’inconscient de son auteur. A l’instar de Mary, c’est un être qui n’a pas de mère. Elle recherche et demande à son créateur, Victor Frankenstein, une compagne féminine alors que Mary cherche à définir sa propre féminité. C’est encore un “être” qui tue tout comme Mary Shelley s’accusant de tuer mère, demie-sœur, et enfants. Ainsi la liste des points communs entre Mary et sa créature ainsi que les jeux de miroirs entre elle-même, Percy et les personnages du roman sont nombreux.
Si la créature n’est pas née dans ce vieux cimetière de St Pancras, quelques uns de ses morceaux y ont néanmoins inconsciemment été déterrés. Et voici là le dernier fantasme de Mary Shelley tentant de ressusciter ses personnages comme ses proches par l’écriture. Mary passa encore le reste de sa vie à vouloir faire éditer les poèmes de son Percy qui, sans elle, n’aurait certainement pas connu la même postérité.
Mary Shelley (à l'age de 19 ans)
X. Ironies de l’Histoire autours du Cimetière
1/ Polydori, présent lors de cette soirée d’histoires de fantômes évoqué par Mary Shelley, écrira quant à lui un autre best-sellers de son Temps : The Vampyre. En inventant le modèle du Vampire-Gentlemen inspiré de Byron lui-même, il créera ce qui deviendra ensuite un genre littéraire en soi. Byron cependant lui disputera la paternité de l’ouvrage et leur amitié cessera. John Polydori fût lui aussi enterré au cimetière de St Pancras mais sa dépouille et son monument funéraire ont disparus lors des grandes excavations des années 1860. Ainsi the Old St Pancras churchyard qui est non seulement un lieu de passage pour les philosophes anarchistes et les féministes aurait encore pu devenir un lieu de culte pour les fans du Dracula de Bram Stocker, et tout autre mordus d’Anne Rice et ses entretiens de vampires, Buffy, Twilight, Vampire diaries ou bien True Blood. Tous attendraient alors avec ferveur, stupeur et tremblement, le réveil de celui par qui tout a commencé.
- John Polidori – Lord Byron
2/ Après son tragique accident en mer dans le Golfe de Sapezzia en 1822, Percy Bysshe Shelley fut incinéré et enterré dans le cimetière protestant de Rome excepté son cœur qui ne brûla pas. L’organe récupéré par Edward John Trelawny et James Leigh Hunt (encore des poètes !) fut transmit à Mary.
Les funérailles de Shelley - Edward John Trelawny, James Leigh Hunt, et Byron
En 1851, dans ses dernières volontés Mary exprima le souhait (bien que les versions diffèrent) d’être enterrée non pas à St Pancras mais à Bournemouth et que les restes de ses parents soit transférés auprès d’elle. Mary n’a jamais vécu à Bournemouth mais y serait néanmoins passée lorsque son fils, Percy Florence, y fit l’acquisition de terres afin d’y faire construire une résidence.
C’est seulement après le décès de Mary que le cœur du poète fut retrouvé dans ses effets personnels et mis en terre encore 30 années plus tard auprès d’elle en 1881 lorsque Percy Florence les rejoignit. Percy Bysshe Shelley n’a jamais conu Bournemouth et c’est pourtant là que son cœur repose. Les restes de Mary-Jane Clairmont, seconde femme de William Godwin, avec qui ce dernier vécut plus de 30 ans restèrent à St Pancras.
3/ Quant à ce qui concerne Somers Town, le « terrain de jeu » de Mary Shelley, il s’y construit aujourd’hui un institut de recherche médical, très prometteur et pas moins controversé, dangereux et prométhéen, spécialisé dans la recherche sur les cellules souches, cancer et… transplant d’organes ! Cela inspirera t-il de futurs grands écrivains ?
Gallerie Photos: Illustrations de cet article ainsi que d’autres en diaporama sur skydrive
Sources Web: (Non exhaustif)
Notices Wikipedia (Eng.):
St Pancras Old Church – Mary Wollstonecraft – William Godwin
Mary Shelley – Percy Shelley – Lord Byron – John Polidori – Chevalier d’Eon (fr)
Biographies: Mary Shelley – Fanny Imlay – Death of John William Polidori –
Histoire de la vieille église de St Pancras:
– British History online
– The Mirror of literature, Amusement, and Instruction (June 1832)
– London Day and Night by David W. Bartlett (1852)
– Bloomsbury_byte – St Pancras Old Church
– Liste partielle de sépultures à St Pancras: Findagrave.com
Documents:
– Shelley’s Ghost: Reshaping the Image of a Literary Family
Nombreuses lettres écrites par Percy Shelley, et le clan Godwin
(documents originaux et transcription) accessibles en ligne sur le site de la Bodleian Library
– Excavations at St Pancras Burial Ground 2002-2004 (Archeology Magazine Apr. 2006)
– St Pancras burial ground, Camden: Museum of London Archeology Service
Littérature:
– Mary Shelley: Frankenstein’s Creator: Joan Kane Nichols (sur Google book)
– Frankenstein ou le Prométhée moderne (pdf)
Encore + de docs (articles en « pdf »):
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